Sommaire
Prologue
La méthode
Le bâtard
- Introduction
- Le fils de Marie
- Le fils de prostitution
- Marie, femme prostituée ?
- Les récits sur Marie
- L’enfant sauvé par Yahvé
- Le samaritain
. Conflit Jésus / juifs
. Au puits de Jacob
- L’homme sans père
- Le fils de David
- Le fils de Joseph
- Qui est ma mère ?
- La mère de Jésus
- Le père de Jésus
- Résumé
De Nazareth au Jourdain
La crise spirituelle
La pratique du baptême
Recherche sur le discours
Le corpus du discours
Analyse du discours
Genèse du discours
Jésus, le nouvel Élie
Procès d’excommunication
Le délire et le désert
Des événements au texte
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Une scène du conflit entre Jésus et les juifs dans le quatrième évangile
Le quatrième évangile, au contraire des trois autres, ne montre pas Jésus en conflit avec les classes sociales dominantes de la nation, mais avec « les juifs », comme s’il était étranger au judaïsme. Jésus marque une telle distance vis-à-vis de ses interlocuteurs juifs que ceux-ci lui reprochent ouvertement d’être un samaritain : « N’avons-nous pas raison de dire que tu es un samaritain et que tu es un démon ? » (Jn 8:48). Par cette double accusation, ils répliquent aux affirmations de Jésus sur lui-même et à leur sujet. Ils l’accusent d’être possédé par un démon parce qu’il a fait comprendre que Dieu était son père, ils le traitent de samaritain parce qu’il a manifesté des opinions et formulé des critiques à partir de présupposés proches de l’idéologie samaritaine.
Il avait en effet affirmé que les juifs, tout en étant de la race d’Abraham, vivaient dans la famille de celui-ci comme des esclaves et non comme des fils, parce qu’ils ne suivaient pas ses œuvres : ils ne se comportaient pas comme des fils d’Abraham, mais comme des fils du diable ; lui, par contre, était bien fils d’Abraham, puisqu’il accomplissait les œuvres de Dieu, son père. Les juifs perçurent sous ces paroles, qui leur déniaient le droit à l’héritage d’Abraham, l’idéologie samaritaine.
Il faut préciser que, dans l’antiquité, le culte d’un dieu était lié au lieu de son apparition. Cela était valable pour les juifs comme pour les Grecs et les Romains(1). Or, tandis que les juifs adoraient Dieu à Jérusalem, la montagne de David, les samaritains étaient persuadés qu’il devait être adoré dans les lieux de ses apparitions à Abraham et aux Pères. Au temple de Jérusalem, ils opposaient le temple qu’ils avaient bâti à Garizim (2 M 6:2 ; Jn 4:21) (2). L’authenticité du lieu de culte leur donnait conscience d’être les derniers héritiers de la parole révélée et donc les fils légitimes d’Abraham ; ils considéraient les juifs comme des esclaves dans la maison du père, malgré leur légitimité selon la génération de la chair. Cette croyance marquait donc le clivage entre les deux peuples et constituait le point fondamental de leur rupture et de leur haine.
Cette page du quatrième évangile se présente donc comme un discours allégorique sur la divinité de Jésus, à partir d’un contexte historique. Comme je l’ai dit plusieurs fois, l’allégorie ne fait souvent qu’associer un sens théologique ou philosophique à un épisode dont la trame est en correspondance avec des faits. Les juifs se persuadèrent que Jésus était un samaritain parce qu’il faisait sienne leur thèse fondamentale, au moins en ce que cette thèse s’opposait au judaïsme.
Il faut noter que la réponse des juifs laisse entendre qu’ils avaient l’habitude de traiter Jésus de samaritain mais cette fois, en constatant que Jésus s’appropriait leur dogme, ils furent convaincus qu’ils avaient raison de l’appeler ainsi. Leur affirmation est donc un témoignage de la croyance populaire en son origine samaritaine.
Mais pourquoi les juifs disaient-ils de lui qu’il était un samaritain ? Sans doute en se fondant sur des indices plutôt que sur des renseignements directs. Les évangélistes nous aident à repérer quelques-uns de ces indices : il est surprenant, par exemple, que Jésus illustre l’amour fraternel idéal par le comportement d’un samaritain et non d’un juif (Lc 10:33) ; que, parmi les dix lépreux guéris, ce soit un samaritain qui, frappé par la grâce, ait eu un sentiment de reconnaissance (Lc 17:16) ; que, dans le quatrième évangile, les samaritains soient le premier des peuples à croire au messianisme de Jésus (Jn 4). Il convient d’ajouter le comportement de Jésus qui, pour aller de Jérusalem à la Galilée, ne semble pas conditionné par la coutume juive d’éviter la Samarie et de passer par la Pérée : tabou pour les juifs, la Samarie est considérée par Jésus comme n’importe quelle autre région de la Palestine.
Naturellement, ces données peuvent recevoir une interprétation différente si on cherche à les comprendre par rapport à l’universalité de la mission de Jésus, mais il s’agit là d’une interprétation théologique. Pour autant que ces données se rapportent à des faits, il convient de les considérer relativement aux juifs qui, n’étant pas des théologiens et ne croyant pas à la mission messianique de Jésus, ne pouvaient les comprendre que comme des indices d’une origine samaritaine. Ce soupçon était légitime si l’on suppose qu’ils le croyaient bâtard.
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(1) Pour la Bible, il suffit de rappeler que les Pères bâtissaient un autel sur le lieu de l’apparition de Dieu : Noé (Gn 8:20), Abraham ( Gn 12:6-9 ; 13:8), Jacob (Gn 35:1), Moïse ( Ex 17:15). Il en était de même dans le monde gréco-romain, où les temples des dieux et des héros étaient bâtis sur le lieu de leur apparition ou de leur oracle : Delphes, Cume, le Capitole, etc. 
(2) La Samarie se flattait d’avoir sur son territoire les lieux des apparitions de Dieu à Abraham : Sichem (Gn 12:6-7) et Béthel (Gn 12:9). L’opposition entre Jérusalem et Garizim se fondait sur une différence de lecture du nom du lieu où avait été accompli le sacrifice d’Isaac : Morija (Gn 22:1). Pour les juifs, ce nom désignait la montagne de Sion, où fut élevé le temple de Jérusalem (2 Ch 3:1) ; pour les samaritains, il désignait la chaîne de Moré, où Dieu apparut à Abraham (Gn 12:6-7).
Il faut ajouter aussi que les samaritains étaient fiers de détenir le tombeau de Joseph (Ex 13:19 ; Jos 24:32) et aussi les montagnes de Garizim et d’Ébal où, selon l’ordre de Dieu à Moïse, furent prononcées les bénédictions et les malédictions sur le peuple (Dt 27:11-13 ; Jos 8:33). De plus, c’est sur le mont Ébal que fut construit l’autel de Dieu, aussitôt le peuple entré dans la terre promise (Dt 27:5 ; Ex 20:25 ; Jos 8:30). C’est enfin entre le mont Garizim et le mont Ébal que se situait le puits de Jacob. 
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